Erich Fromm, au sujet de la liberté et de la démocratie

 

Extrait du livre intitulé La peur de la liberté, par Erich Fromm, Éditeur : Buchet/Chastel, Paris, 1963, © 1941, pages 214 à 219

 

 

 

Si les individus peuvent agir librement avec spontanéité, s’ils ne connaissent pas d’autre autorité que la peur, le résultat final ne sera-t-il pas l’anarchie ? Dans la mesure où ce mot évoque irrésistiblement l’image d’un égoïsme sans frein et d’un révolutionnaire démodé aux poches pleines de bombes, c’est à notre compréhension de la nature humaine que nous devons faire confiance. Je pourrais me borner à rappeler ce qui a été dit à propos des mécanismes d’évasion : que la vie a une tendance naturelle à réaliser toutes ses virtualités. Donc, si les conditions sociales lui en offrent la possibilité, si l’homme peut s’épanouir pleinement, ses impulsions sociales et agressives disparaîtront avec leur cause. Seul l’être malade ou anormal sera encore en danger.

 

Un tel degré de liberté n’a jamais été atteint par l’humanité, mais il a été un idéal vers lequel celle-ci s’est toujours orientée, même au fond de ses cachots, même sous les formes abstruses et inconscientes. Il n’est pas étonnant que l’histoire ait été si souvent écrite en lettre de sang et par des fanatiques bornés et cruels. C’est la persistance des forces opposées qui nous remplit d’une admiration stupéfaite et nous encourage. C’est le fait que la race humaine ait sauvegardé, envers et contre tout, le précieux trésor de ses qualités infinies. C’est qu’à travers tant de massacres, de guerres, de persécutions, malgré les bûchés allumés par la haine, nos pères aient conservé intacte la dignité, le courage, l’honnêteté, la bonté et la perfectibilité que nous trouvons toujours chez d’innombrables de nos contemporains — leurs fils.

 

Si par anarchie on entend le refus de reconnaître aucune autorité, rappelons-nous qu’il en existe deux types : la rationnelle et celle qui ne l’est pas. La première se donne pour but l’épanouissement de l’homme. Donc, elle ne peut, en principe, entrer en conflit avec les aspirations authentiques et non-pathologiques de l’être humain.

 

L’avenir de la démocratie dépend de la réalisation de l’individu qui a été le propos psychologique de la pensée moderne depuis la Renaissance. Le persistant malaise politique, social et culturel de notre époque n’est pas dû au fait qu’il y a trop d’individualisme dans notre société. Il est bien au contraire la traduction des mille symptômes qui révèlent que notre humanisme est devenu une coquille vide.

 

Si la démocratie progresse vers une société dont l’objet est l’épanouissement et le bonheur de l’homme, si la vie n’est pas obligée de s’excuser par le succès ou la livrée sociale, si le citoyen n’est pas assujetti ou utilisé par l’État ou le Moloch économique ; enfin, si sa conscience et ses idéaux cessent d’être la projection intérieure de consignes sociales et qu’ils deviennent réellement les siens — alors seulement on pourra célébrer la victoire de la liberté, car elle sera vraiment acquise.

 

Il ne fait pas de doute que ces conditions ne pouvaient être complètement remplies par aucune période précédente de l’histoire moderne. Pour beaucoup elles sont demeurées des buts psychologiques, parce que la base matérielle manquait pour le développement d’un humanisme authentique. Aujourd’hui le problème de la production est résolu — en principe du moins — et nous pouvons prévoir un avenir d’abondance où la lutte pour les avantages matériels ne sera plus commandée par les privations. Le problème auquel il faut nous attaquer d’urgence est celui de l’organisation des forces économiques et sociales de telle sorte que le citoyen cesse d’être l’esclave, mais devienne le maître de la machine aveugle et anonyme.

La réalisation d’une liberté positive est liée aux changements économiques et sociaux qui permettront à l’individu de se réaliser. L’ambition de cet ouvrage n’est pas de traiter de ces problèmes ni de dresser le plan de la société future. Toutefois, je ne veux laisser aucun doute quant à la clef d’or qui nous ouvrira les portes de l’avenir.

 

Déclarons ex-abrupto qu’il ne saurait être question de ne laisser perdre aucunes conquêtes fondamentales de notre démocratie que ce soit celle du gouvernement élu par le peuple et responsable devant lui ou aucun des droits garantis à chaque citoyen. On ne peut pas non plus remettre en question le principe, plus récent, qu’il faut donner à chacun la possibilité de subsister, que la société est responsable de tous ses citoyens ; que personne ne sera contraint à la soumission et à la perte de sa dignité par la peur du chômage ou de la faim. Ces droits primordiaux ne doivent pas consister en une simple convention théorique, mais être d’abord réellement et constamment appliqués, et ensuite élargis.

 

Les progrès de la démocratie dépendent de l’extension de la liberté positive, de l’initiative et de la spontanéité de l’individu, non pas seulement dans certains domaines privés et spirituels, mais par-dessus tout dans l’activité principale de tout un chacun : dans son travail.

 

Dans quelles conditions ce dernier perdra-t-il son caractère de punition ? L’organisation incohérente de la société moderne doit être remplacée par une économie planifiée orchestrant l’effort de tous. Le problème social peut être résolu de façon raisonnée et, pour commencer, par l’élimination du gouvernement qui n’ose pas dire son nom. Je veux parler du petit nombre de magnats qui disposent d’un pouvoir énorme sans qu’ils soient responsables de la foule de ceux dont le sort dépend de leurs décisions. On pourrait qualifier ce nouvel ordre de socialisme démocratique, si le nom avait une quelconque importance en la matière. Ce qui importe, c’est d’établir un système économique intelligent et intelligible qui soit au service des citoyens et non inversement.

 

Non seulement ceux-ci ne possèdent aucun contrôle sur la locomotive qu’ils doivent nourrir de leur force, mais combien ont une petite chance de faire preuve d’initiative et de spontanéité dans leur travail ? Ils sont « employés » et tout ce qu’on attend d’eux est qu’ils remplissent leur fonction de rouage. Il est de la première importance de restituer à l’individu son identité et son pouvoir créateur dans le service économique. Il convient d’associer l’être humain à son occupation de sorte qu’il ne soit plus un anonyme immatriculé dans la grande armée des travailleurs, mais qu’il devienne un élément responsable et coopératif. Pour cela, il conviendra d’élargir au domaine économique le principe démocratique du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

À notre époque on perçoit clairement que la question sociale ne peut être résolue par des moyens politiques et économiques seulement. La pierre de touche est la participation active du citoyen dans la détermination de son existence et celle de la société. L’acte formel de mettre un bulletin de vote dans l’urne garde sa valeur ; mais c’est notre activité quotidienne, notre travail et nos rapports avec le monde qu’il faut revaloriser. Si la démocratie se réduit au domaine politique seul, elle ne pourra jamais réagir à suffisance contre les désastreux effets de la dictature de l’ogre économique. Quant aux conceptions purement techniques, comme la socialisation des moyens de production, elles sont également devenues insuffisantes.

 

Je ne pense pas à l’usage malhonnête qui a été fait du vocable socialisme dans le but d’abuser le peuple pour des motifs d’opportunisme tactique. Je songe à l’U.R.S.S. où le socialisme est devenu un mot décevant. Certes, les moyens de production sont nationalisés, mais une bureaucratie toute puissante manipule la grande masse de la population. Même si le gouvernement contrôle effectivement l’économie dans l’intérêt de la majorité du peuple, cette situation empêche le développement de la liberté et de l’individu.

 

Jamais les mots n’ont été, autant qu’aujourd’hui, utilisés pour dissimuler la vérité. Les termes démocratie, liberté, peuple, socialisme sont littéralement dépossédés de leur signification réelle à des fins abusives. Cependant il existe une balance pour peser le poids de la démocratie et de ses contrefaçons. La démocratie véritable est une organisation qui crée les conditions nécessaires au plein essor de l’homme. Ses falsifications sont des systèmes qui, peu importe le nom sous lequel elles se camouflent et la couleur du drapeau qu’elles agitent, subordonnent l’homme à des fins étrangères et affaiblissent le développement de son authentique personnalité.

 

Il n’est que trop évident que la difficulté majeure pour la réalisation d’une véritable société humaniste réside dans la contradiction entre une économie planifiée et la coopération active de chaque citoyen. À l’échelle des industries géantes, un plan économique exige une part importante de centralisation et, en conséquence, une bureaucratie pour administrer la machine centralisatrice. Par contre, l’association active de chaque travailleur et le contrôle par les plus petites unités de l’ensemble du système, réclament une part toute aussi grande de décentralisation. À moins que la planification au sommet ne soit compensée par une active participation à la base, à moins que le fleuve de la vie sociale ne coule continuellement de bas en haut, l’économie planifiée conduira à une nouvelle manipulation du peuple.

 

Résoudre ce problème par la combinaison du centralisme et de son contraire est une des tâches capitales de notre société. Mais sa solution n’est certainement pas plus difficile que celle de bien des problèmes techniques qui ont été tranchés d’une manière surprenante et qui nous ont permis dans une large mesure de maîtriser la nature. Néanmoins, l’obstacle ne sera levé que si nous admettons l’urgence de le faire et si nous accordons notre confiance aux hommes et à leur souci de prendre soin de leurs intérêts réels.

 

Dans un sens, nous nous trouvons de nouveau face au problème de l’initiative individuelle. Celle-ci fut un puissant levain pour l’économie et l’économie personnelle au temps du capitalisme libéral. Mais elle revêt deux aspects : elle favorise uniquement les qualités choisies de l’homme, sa volonté et son efficacité, tout en le laissant proie au Minotaure économique. C’était un principe qui fonctionnait le mieux pendant la phase individuelle de la concurrence, quand il y avait encore place pour d’innombrables indépendances. Aujourd’hui le commerce de détail, l’artisan et la petite industrie se rétrécissent chaque jour comme la peau de chagrin. Seule une minorité peut encore faire preuve d’initiative. Désirons-nous mettre ce précepte en application en un temps où la concentration semble une fatalité dans tous les domaines, et voulons-nous malgré tout libérer l’ensemble de la personnalité ? Ce ne peut être que sur la base de l’effort intelligent et concerté de l’ensemble de la société et par un degré de décentralisation qui garantisse une coopération réelle et un contrôle actif par la base.

 

C’est seulement dans la mesure où la société s’humanisera et subordonnera la machine irresponsable et où le citoyen participera comme associé à l’évolution sociale, qu’il pourra surmonter le sentiment qu’il n’a plus de place dans ce monde absurde.

 

L’homme d’aujourd’hui ne souffre pas tant de la pauvreté que de l’amertume de n’être plus qu’une dent de rouage d’une machinerie monstrueuse, un automate dont l’existence a perdu sens et saveur. La victoire sur les systèmes totalitaires et les mouvements autoritaires, quel que soit le masque sous lequel ils camouflent leurs appétits de domination, n’est possible que si la démocratie cesse d’être une maison dont on déménage les meubles au nez et à la barbe du propriétaire, dont la toiture menace ruine et dont les fondements sont minés par les termites, pendant que le propriétaire se réjouit béatement de son acquisition.

 

Pour paraphraser un mot historique, on pourrait s’exclamer :

 

— Démocratie ! Ton café f… le camp !

 

  

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Les moyens que je propose (www.guibord.com/democratie) sont des moyens d’atteindre la liberté et la démocratie que propose Erich Fromm ; et par l’entremise de cette démocratie, l’implémentation de solutions au problème de l’organisation des forces économiques et sociales, tel un système économique intelligent et intelligible qui soit au service des citoyens et non inversement ; par le principe du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ; par la participation active du citoyen dans la détermination de son existence et celle de la société ; par une planification au sommet compensée par une active participation à la base (l’Internet, en autres, pourrait être un outil très efficace vers cette participation).

 

La solution pratique que je propose au problème du chômage (Une solution pratique au problème du chômage  est l’une des composantes de la solution pour l’humanisation et la subordination de la machine irresponsable, « le Minotaure économique » dont parle Erich Fromm ; c'est-à-dire qu’il s’agit là d’une des composantes de la solution au problème auquel il faut nous attaquer d’urgence : celui de l’organisation des forces économiques et sociales, de telle sorte que le citoyen cesse d’être l’esclave, mais devienne le maître de la machine aveugle et anonyme, laquelle mène présentement et irrémédiablement tous nos enfants et leurs descendants à leur perte ;

 

« L’obstacle ne sera levé que si nous admettons l’urgence de le faire et si nous accordons notre confiance aux hommes et à leur souci de prendre soin de leurs intérêts réels1 », en établissant la démocratie dans notre société, telle que le prône Erich Fromm.

 

 

 

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1 P. ex., l’urgence de résoudre les problèmes de surpopulation mondiale et du réchauffement planétaire — les deux plus grandes menaces qui pèsent présentement sur notre monde.